Psy de déliaison

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Critique de Etat limite, de Nicolas Peduzzi (sortie le 1er mai 2024).
Le docteur Abdel-Kader, parti depuis, occupait l'unique poste de psychiatrie à l'Hôpital Beaujon. Un psychiatre de liaison, donc. Un artisan du lien au sein d'un système en pleine dérive, à l'avant-poste de toutes les insécurités. Une errance temporo-spatiale, dans les couloirs et entre les étages du mastodonte institutionnel, mais aussi intérieure. 

Psy de déliaison

L'humanité des situations et des comportements ajoute paradoxalement au côté anxiogène de la réalisation, dont la vision délibérément politique semble conforme aux souhaits du confrère dont ce film constitue le portrait.

Etat Limite est peut-être l'un des premiers documentaires au sein duquel la pratique psychiatrique constitue autant le moteur du récit. Alors que le coeur se veut probablement ailleurs, en tout cas s'exprimant d'un endroit plus vaste, celui du siège de la maladie d’un système, pas uniquement de santé. Il n'empêche, c'est le Dr Abdel-Kader que nous suivons presque constamment, et il faut dire que l'immersion dans son quotidien est particulièrement percutante, dès lors vraisemblablement réussie. La connection émotionnelle, la communauté expérientielle, en tant que confrère, se heurtent également à un certain devoir de réserve quant au commentaire dudit exercice médical. Aussi nous contenterons-nous de quelques aspects qui, cinématographiquement, nous ont saisi.

La sortie de ce film, d'abord télévisuelle et aujourd'hui sur grand écran, s'inscrit dans une séquence impressionnante, faite d'une succession de documentaires sur des thèmes similaires - la description d'un certain domaine et d'un certain état de la psychiatrie par Nicolas Philibert - ou s'appuyant sur un portrait de soignant - l'on pense au Madame Hofmann de Sébastien Lifshitz. Etat Limite se démarque cependant singulièrement de ceux-ci, permettant à l'ensemble de constituer une radioscopie exhaustive du phénomène impressionnant - que nous pourrions résumer en la persistance de l'humanité au sein de la déréliction - qu'il tente de circonscrire. Avec la conséquence de se compléter plus que de s'opposer : quand Philibert traque les bouffées d’oxygène au sein d’un air vicié, Peduzzi nous fait ressentir le labyrinthe, le piège, une fois les capacités « respiratoires » du soignant durablement entamées. 

« Peduzzi est en parfaite symbiose avec Jamal Abdel-Kader, qui localise sa spécialité avant tout dans un périmètre d’intervention sociale et envisage son exercice comme un acte politique »

De façon assez confondante, l'approche de Peduzzi constitue une antithèse à celle de Lifshitz. Alors que les deux oeuvres réussissent à saisir au final exactement le même processus : celui d'un soignant qui, à un moment du parcours que retranscrit le film, évolue vers un départ, un retour à soi qui passe par un abandon qui lui devient nécessaire. La prise de conscience de ce mouvement-ci est cependant captée de façon radicalement différente. Alors que Lifshitz semble presque fictionnaliser, scénariser le départ à la retraite de Sylvie Hofmann, vraisemblablement non envisagé au début de l'expérience filmique, en tout cas alors qu'il choisit d'en sélectionner les aspects qui lui semblent explicatifs - par le choix d'un montage et la place laissée à des moments d'interview vecteurs d'une introspection face caméra - Peduzzi, lui, est en parfaite symbiose avec Jamal Abdel-Kader, qui localise sa spécialité avant tout dans un périmètre d’intervention sociale et envisage son exercice comme un acte politique. Se dégage, entre eux deux, une forme d'équilibre et d'accord tacite sur ce qu'il y a à montrer, et à retenir, de ce moment de vie professionnelle, et de ses conditions. Notre confrère reste, malgré sa prolixité, très maître du contenu de sa parole, et de la façon dont il souhaite ou non faire accéder le spectateur, et peut-être son réalisateur, à une forme d'intimité. Il ne sera d'ailleurs appréhendé que par le prisme professionnel. 

Il en résulte l'impression d'un dispositif dont rien ne s'échappe réellement, contrairement à celui de Lifshitz qui, bien que probablement beaucoup plus pensé et contrôlé, n'en réussissait pas moins à laisser émerger, sous nos yeux, une fragilité. Sans que nous en soyons dupe a posteriori, la prise de conscience de la cadre de santé, rendue comme soudaine dans sa nécessité, n'en demeurant pas moins vécue de façon bien moins violente que celle du psychiatre de liaison. Car c'est avant tout, et à tout niveau, à une lente implosion que nous assistons dans État Limite...

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